Mon fils s’était mis à parler très tôt, et, comme tous les enfants du monde, il avait attrapé les poux de langage de sa famille. Aimable, facile, comme on dit des enfants obéissants et sages, il ne demandait pas beaucoup, contrairement au frère de Colette, qui avait trouvé un très joli moyen de faire revenir sa mère au moment du coucher, avec « une requête insistante qui ne visait qu’à se répéter comme demande d’amour »[1].
Ses seules plaintes concernaient sa réponse à une demande de ma part : « Je dois toujours… » (aller chercher ci ou ça, mettre la table, mettre mon bonnet) ou à un refus : « Je ne peux jamais… » (sortir jouer, regarder la télé, sortir sans mon bonnet…).
Je suis longtemps restée intriguée par ces manifestations de plainte, uniques réclamations chez un enfant qui ne se plaignait pas (je m’aperçois que je n’ose pas écrire jamais), qui avançait dans l’existence avec beaucoup de tranquillité. Pourquoi lui interdire ce qui lui semblait si doux ? Je ne sais toujours pas pourquoi : cela m’agaçait, moi toute jeune mère, élevée dans l’idée que la plainte est toujoursinfondée, en tout cas inutile. Sans y réfléchir, comme par jeu, moi qui n’interdisais pas grand-chose – on était dans la suite de ’68 – je me mis à lui interdire deux mots : toujours, et jamais. Cette interdiction n’a fait que donner par jeu une épaisseur nouvelle à ces deux mots qui prenaient dès lors une place signifiante dans lalangue familiale : ni lui ni moi ne perdions une occasion de rire lorsque l’un des deux mots faisait son apparition, dans le discours de l’un comme celui de l’autre.
À inter-dire l’usage de ces deux mots-là, sans savoir pourquoi, je me rends compte aujourd’hui que l’inconscient, le mien en tout cas, était aux commandes : il ne me plaît pas qu’on se plaigne. C’était entre nous, entre nos dires, un jeu auquel nous avons joué tous deux, moi volens lui nolens, pas sans son père, mais pas non plus avec lui.
À cette forme d’humour maternel, un peu trop protecteur – une mère a-t-elle le droit à l’humour ? – il a répondu par un autre Witz : rageant devant l’obligation de se couvrir la tête en hiver, comme il ne pouvait ni le refuser ni s’en plaindre, il n’a jamais hésité, lorsqu’il en a eu l’occasion, à trouver comme couvre-chef quelque chose de plus original qu’un bonnet. Il atteignit enfin son but lorsqu’il réussit à emprunter à une voisine un casque de pompier à pointe, qu’il a encore augmenté d’un slip, emprunté à son père. Aujourd’hui, je peux saisir la cause de sa fierté lorsqu’il se pavanait sous cet attirail. Ainsi coiffé, il n’était plus seulement un petit garçon, mais par la simple vertu de ce détail vestimentaire, et du slip de son père, il se faisait… son propre chef.
Je ne sais pas quel effet a eue sur lui cette barre posée sur sa petite jouissance, seul lui peut le savoir, s’il le désire. Mais ce qui m’apparaît aujourd’hui, c’est que, pour supporter la fonction de parent, voire de grand-parent, de chef, mais plus encore, d’analyste, il vaut mieux se mettre un peu au clair avec son propre inconscient.