« L’homme, une femme (…) ce ne sont rien que signifiants. » Jacques Lacan, Encore[1]
Après trente ans passés comme enseignante et adjointe de direction dans une école, appelée chez nous cycle d’orientation, en France collège, ce thème de la sexuation, que Jacques-Alain Miller nous a offert comme nouveau champ freudien à labourer, est venu questionner chez moi quelque chose de nouveau. Après des années où seule l’insulte signalait l’existence d’un problème lié au genre (pédé, pute,… fleurissent de toujours dans les préaux), ce n’est que depuis peu que nous avons reçu de plusieurs élèves des demandes de reconnaissance en tant que trans, non-binaire, homosexuel… La fierté (pride) répond à la honte d’hier.
Que faut-il entendre dans cette revendication ? S’agit-il vraiment de sexuation ? Je ne crois pas. Comme le rappelle Marie-Hélène Brousse dans son récent « Mode de jouir au féminin », il y a dans la jouissance quelque chose de singulier, qui n’a rien à vous avec le genre. « La jouissance ne répond pas aux identifications». Il s’agit bien plutôt d’identifications. Comment savoir si je suis un garçon ou une fille quand autour de moi les identifications vacillent ?
Si nous prenons l’insulte comme premier mot d’amour, reconnaissons qu’elle a un lien de parenté avec la femme, depuis si longtemps objet agalmatique et palea tout à la fois. Le sujet se trouverait donc entre les deux, ce qu’on appelle trans. Mais qu’est-ce qui fait qu’un sujet, aux prises avec cette question fondamentale « qui suis-je ? » veuille faire savoir à l’Autre qu’il n’est pas ce qu’on croit ? Que veut celui ou celle qui crie qu’il ne veut se déclarer ni homme ni femme ? que nous dit ce désir de se proférer toujours autre à ce qui existe déjà, dans un binarisme (in)confortable ?
L’école est le lieu par excellence de la demande. À peine entré à l’école, l’enfant doit décliner, son prénom, puis son nom, son sexe, son âge etc…
Cela devrait pourtant nous surprendre un peu plus de saisir que pour certains, cette intrusion est d’une rare violence. Il découvre avec stupeur que son nom, qu’il croyait propre, devient commun, que d’autres enfants peuvent avoir le même prénom…Dès l’entrée à l’école, la mère ou le père, le parent, donc, est invité à lâcher la main de son enfant, qui peut s’en trouver dès lors à la fois heureux et horrifié. Le parent aussi peut dès lors se sentir perdu, jugé, trahi lorsque l’objet de son amour se met à aimer son enseignant, à prendre plaisir aux nouvelles identifications proposées.
Une nouvelle séparation aura lieu lorsque l’enfant quitte le milieu primaire pour entrer au collège, s’éloignant alors encore un peu plus du cadre sécurisant de son école avec, le plus souvent, un maître ou une maîtresse. Il rencontre une pluralité d’enseignants, et une foule de semblables, parmi lesquels il cherche à s’identifier, à faire bande. Y trouver des meilleurs amis, creuser sa place dans le groupe, échapper à la haine, se fondre dans le groupe, s’habiller des insignes du clan auquel on s’affilie, il y a du pain sur la planche.
C’est dans ce contexte que la position de l’école peut être une indication importante sur l’usage qu’on peut en faire. Lorsque des jeunes demandent à se faire appeler d’un autre prénom que le leur, choisissant ainsi d’être nommé Leo plutôt que Lea, l’enseignant peut attraper la chose dans le cadre de son cours, mais il ne peut pas, légalement, changer l’écriture du prénom. L’enseignant qui accepte de suivre la demande de Lea, de se faire appeler Leo, pourrait se faire reprocher par les parents d’abuser de son statut. L’école devient dès lors le lieu où la demande de Lea peut s’entendre, même sans l’accord des parents, ou parfois contre lui.
On a vu récemment ce qui peut arriver lorsqu’un enseignant expose à ses élèves quelque chose qui déplaît à ses parents. J’en ai fait à plusieurs reprises l’expérience, ainsi lorsque j’ai été menacée de mort lorsque j’ai déclaré à ce père qu’il n’avait pas le droit de raser les cheveux de sa fille pour l’empêcher de plaire aux garçons. « Pas de ça ici », lui avais-je donc dit. C’est un peu la position qui a été prise par l’école qui a refusé à Sébastien Lifshitz d’entrer dans ses murs pour filmer Sasha. On peut y lire une protection pour cet enfant dont le dire sexuel « quand je serai grand, je serai une fille », nous interroge tous. Sacha n’a pas dit qu’il voulait devenir une femme, mais une fille, et c’est à partir de ses signifiants à lui qu’il va trouver à s’inscrire dans le monde.
L’école avait ses raisons de refuser qu’un réalisateur vienne filmer quelque chose qui n’y a pas sa place, permettant ainsi à Sacha d’entrer dans le monde des autres et se séparer un peu de ce que sa famille veut de bien pour lui. Sacha peut-il s’habiller comme il veut pour venir à l’école ? Les débats ont également fait fureur sur ces questions, et on a vu fleurir à Genève les T-shirts de la honte dont les filles devaient être habillés lorsqu’elles montraient trop de leur corps. Pourquoi toujours les filles, et pas les garçons, c’est une autre question… Certains demandent un retour aux uniformes scolaires. L’uniforme n’est-il pas la première manifestation du binarisme contre lequel beaucoup militent ?
Ce qui m’apparaît de plus en plus clair, dans cette question de la sexuation, c’est que, comme la Femme, elle n’existe pas. La sexuation des enfants, c’est une question d’adultes. Ainsi cette petite fille qui déclare à l’école qu’elle est pansexuelle a-t-elle réussi à faire convoquer ses deux parents à l’école, chacun croyant que c’était l’autre qui lui avait mis ces idées dans la tête, et tous deux découvrant la force de cette petite fille de soutenir un dire en l’articulant à l’autre. C’est ça, la sexuation, un dire du sexe[2].
Un enfant cherche autour de lui, et trouve parfois, un vide pour accueillir sa petite différence. C’est ainsi qu’il a une chance de devenir un sujet de son dire, afin d’échapper au rôle, toujours prêt à porter, d’objet de papamaman. Faire de tous les enfants des sujets trans n’empêchera certainement pas chacun de chercher comment faire avec la jouissance, séparant celle qu’il faut de celle qu’il ne faut pas. Pour certains enfants, qui s’efforcent avec désespoir d’être normaux, il faut admettre que le délitement du binarisme, de cette division symbolique qui permettait à chacun de se ranger sous une bannière protectrice, va créer d’autres difficultés. Il sera important que la psychanalyse continue à exister, ou se réinvente, pour permettre que ce dire du sexe, toujours nouveau pour chacun, puisse s’écrire, au un par un.
[1] cité par M-H. Brousse, p.18
[2] Rosa Elena Manzetti, http://asreep-nls.ch/blog/