Mis en avant

Fille

illustration de Michel FR

Ma lecture du roman de Camille Laurens.

Ce n’est pas sans raison que ce vlog naît le 1er novembre 2020, ou le 31 octobre, Halloween,  Jour des morts, jour de l’ouverture des portes entre le monde des morts et celui des vivants. Il aurait pu naître aussi en décembre, lors des Saturnales, ou un premier avril… J’aime rire, l’humour, même le plus absurde ou le plus choquant, me semble être une forme de politesse indispensable pour vivre en société aujourd’hui.

C’est Michel de Fribourg qui m’a donné à voir autrement ce que j’écris, avec son sens aigu du trait qui souligne, trace, ombre, voile, met en lumière. Il est mon spotlight. http://www.michelfr.ch

Si j’aime à me définir comme une grand-mère lacanienne, je n’oublie jamais la part de chance qui m’a fait naître, fille, Violaine, en 1956 de Jean et Cécile. Un tel prénom, ça vous installe dans la vie.

La lecture de ce roman autobiographique de Camille Laurens m’a touchée par quelques consonances avec ma vie. Je me souviens encore du plaisir que j’ai ressenti à la naissance de mon premier enfant, mon fils, que j’ai appelé Jan, enlevant une seule lettre au prénom de mon père. Je savais que, tel Janus, il m’ouvrait la porte d’un nouveau monde, et en fermait un autre. Il m’a faite mère. 

Ma mère avait six sœurs, qui toutes savaient que le désir de leurs parents était d’avoir enfin un garçon. Toutes, elles adoraient que leur père les appelle encore « les fillettes » alors qu’elles avaient bien 70 ans. Je suis née première, et fille ; jusque-là, ça allait. Et puis le prénom que l’auteure s’est choisi comme pseudonyme[1], Camille, est aussi le prénom épicène que j’ai choisi pour ma fille. Sa sœur jumelle a redonné vie à son deuxième prénom, Alice, que l’auteure a donné dans son roman à sa fille. Mon premier petit-fils s’appelle Adam[2]; mort à trois mois, il aurait aujourd’hui 16 ans. C’est l’aîné d’une ribambelle de cousines et de cousins, Charlotte, Martha,, June, Lemmy, Ava, Adèle, et Viggo… C’est à eux tous que je dédie ce vlog. 

[1] Laurence Ruel, qui a fait de son prénom son pseudonyme d’écrivain avec le prénom épicène, Camille. À noter que sa sœur s’appelle Claude…

[2]  prénom donné au fils que le père aura (enfin) avec sa nouvelle femme…

Laurence, donc, naît fille, comme sa sœur aînée. Pour son père, c’est une mauvaise nouvelle : « Le champagne va rester dans la 403. »  Lorsqu’on lui demande s’il a des enfants, il répond que non, qu’il a deux filles. Par chance, elle naît en France, en ’59, parce que « En Inde, « c’est une fille » est une phrase aujourd’hui interdite. Être une fille dans la campagne française comporte aussi son lot d’insécurité. Sa famille ne la protège pas de l’attentat sexuel : pour elle, le danger viendra de son oncle, avec ses grosses pattes, avec son couteau qui n’était pas un couteau. On n’en dira rien. On lui recommandera juste de l’éviter. 

Son prénom ambigu va avoir pour conséquence que la jeune adolescente n’est pas demandée par sa famille d’accueil en échange à Londres. On attendait un Lawrence, un garçon. 

Devenir fille, elle nous montre comment elle s’y est prise, pas sans son fantasme, dont elle découvrira une nuit l’effet qu’il a sur son corps, mais pas sans les livres non plus, sans lesquels elle n’aurait pas compris ce qu’est l’amour. Devenir mère, pour Laurence, c’est une autre affaire, puisque la naissance se conjugue avec la mort ; lorsqu’elle perd son premier né[1], elle se réjouit qu’il soit un garçon. Elle comprend alors que la malchance, c’est d’être une fille[2]. Son bébé mort, elle devient vieille, ne croit plus en l’immortalité.

Et puis elle attend une fille. Saura-t-elle l’aimer, elle qui ne savait pas si sa mère l’avait aimée. « De quelle vie puis-je être la femme ? me demandais-je. Je me sentais bonne à rien, fille de peu. J’avais tout raté. »[3] Quand Alice naît, elle préfère rester entre filles… et n’a pas de lait. Sa mère lui explique que « les bébés s’habituent vite à tout obtenir par la plainte, surtout les filles. » Elle n’obéit plus, ou plus aimablement, elle écrit : « Je n’écoute pas les conseils de ma mère. [4]» À sa fille qui dit « mamama », elle répond. Sa fille l’a faite mère. « La chose naît avec le mot ». Elle découvre enfin que l’amour, c’est être là.

Mais Alice parle, elle ne veut pas la robe, elle veut le costume de cowboy. Alors sa mère devient sa femme[5]. Et lorsqu’on la félicite pour son fils, elle se tait. Du reste, elle décide de se nommer Bricolage. Elle rencontre un pédopsychiatre, un gaucher, qui lui explique la grammaire de sa fille qui a sa propre logique. Lorsqu’elle dit « J’es un garçon» , «elle a raison, elle suit un garçon.»[6] Sensible à lalangue[7] d’Alice, il entend qu’elle est en vie quand elle dit : « J’es en vie. » Laurence devient alors elle aussi sensible aux dires de sa fille, et peut enfin laisser tomber les règles. Elle peut alors dire qu’elle a eu deux enfants, un garçon et une fille. 

Son fils est mort, sa fille est vivante : mais, en l’absence du père, c’est elle qui doit lui apprendre à se défendre contre le désir des hommes. Ainsi, lorsqu’elle croise le regard d’un SDF en rut sur sa fille, elle explique à sa fille ce que son père le lui avait expliqué autrefois, comment se défendre, et qu’il faut se méfier. Pourtant, devenir femme, ça ne s’apprend pas, en tout cas pas avec sa mère : quand Alice, la Fille, se coupe les cheveux, et puis qu’elle a ses « bidules »[8] c’est encore à Laurence, la mère, qu’on reproche de ne pas lui avoir appris la féminité.Enfin, un soir, Alice annonce à sa mère qu’elle ne va pas passer la nuit chez elle, mais chez… une fille. Au cours de la conversation qui s’installe, enfin, Alice apprend à sa mère qu’«une fille, c’est merveilleux »[9] !


 On se souvient de Philippe, roman de Camille Laurens chez Gallimard en 2008

 Ibidem, p. 162

 Ibidem p. 169

 Ibidem p. 173

 Ibidem, p.174 Une de mes filles disait « ma femme et moi » en parlant de moi …

 Ibidem p. 179

 J’expliquerai une autre fois ce néologisme lacanien

 Ibidem p. 206

Je suis là quand je parle ?

Pourquoi ai-je choisi à treize ans d’étudier le grec plutôt que l’anglais ? Le saurai-je un jour ? Ce choix plutôt étrange qui m’était offert autrefois me paraît aujourd’hui d’une ironie surprenante. Il disait combien notre petite ville voulait ignorer la marche du monde.

Aujourd’hui, ce choix-là n’existe plus. Nul n’ignore que sans l’anglais, le monde se ferme à vous. Chacun sait qu’il y a des langues dites vivantes, et d’autres mortes. On a fait le choix à Princeton de ne plus obliger les étudiants à apprendre une langue dont les locuteurs autrefois étaient esclavagistes, exposaient les enfants, considéraient les femmes comme inférieures. C’est peut-être une chance que certains archéologues curieux redécouvrent encore cette langue pour que nous nous mettions à relire ces auteurs bien morts, qui nous transmettent encore leur lecture du monde. En attendant, une petite fille, venue d’ailleurs, d’un monde en guerre, m’a appris quelque chose d’important.

Cette petite élève avait elle aussi treize ans, comme moi à l’heure de mon choix. J’allais enseigner à cette classe dite alors de développement l’histoire ancienne. On commençait par expliquer que l’Histoire avec la grande hache commençait avec la naissance de l’écriture. Je leur déclarais alors que j’enseignais aussi le latin, et même le grec, toutes deux appelées langues mortes. Avec ces élèves-là, tout près du réel, je n’avais pas besoin d’en rajouter, de leur dire que j’aimais ces langues parce qu’elles étaient mortes, ou encore, parce qu’elles ne servaient à rien. Ni que rien, en latin, c’est quelque chose… Ils n’avaient pas les freins de la langue commune, et donc ils ne me loupaient pas : « M’enfin, Madame, ça ne sert à rien d’apprendre cette langue, ils sont tous morts ! » Ils avaient raison, et je ne manquais pas de le souligner. Mais alors, si je perdais mon temps à ces bêtises, c’est que moi aussi, j’étais bête, c’était évident. Ils étaient un peu affligés pour moi, je peux dire aujourd’hui qu’ils essayaient de me sauver de mon ignorance, en partie ravis de me voir si bête. Tous ?

Non, une jeune fille, originaire des Balkans, s’agitait sur sa chaise. Elle avait une question, sa question. « Madame, j’ai toujours poser cette question, mais je n’ai jamais osé… » Les autres s’étaient déjà mis à rire. Cette élève-là, qu’est-ce qu’elle était bête, elle aussi. Ils s’accordaient tous sur un point, c’est qu’elle en tout cas, elle était plus bête qu’eux. L’un d’eux tint à me le préciser, parce qu’ils voyaient bien que je n’avais rien compris : « Madame, elle, elle est vraiment bête… » Mais elle, comment avait-elle su qu’elle pouvait poser sa question ?  Le savait-elle-même ? 

Nous étions donc deux à passer pour des débiles auprès de cette petite société savante. Je priai donc cette élève de poser sa question, demandant aux autres le silence nécessaire pour que je puisse l’entendre. C’est alors que, toute surprise elle-même, par mon désir de l’entendre, mais aussi par sa propre audace, elle prononça ces paroles quoi sont restées frappées en moi : « Madame, je me demande ça depuis toujours, mais je n’ai jamais osé poser cette question : Quand je vous parle, moi, je suis encore là ? » 

Les autres élèves s’esclaffaient : « Mais qu’est-ce qu’elle est bête ! », quêtant mon approbation. Moi, je restais stupéfaite, stupide… Je sentais confusément qu’il fallait absolument que je lui réponde, que je dise quelque chose. Il devait bien y avoir quelque chose à lui dire, mais quoi ?  Je laissai venir, du plus profond de moi, et donc du plus extérieur à moi : 

« Mais bien sûr que tu es là, puisque moi, je te vois ! » 

Quel soulagement pour elle, pour moi, et peut-être aussi pour les autres ! Je ne sais pas si elle se souvient encore de ce qui fut pour moi un grand moment d’enseignement. Je pus alors, une fois revenue à moi par cette énonciation, poursuivre mon cours d’histoire ancienne (je l’écrirais aujourd’hui l’Histoire en CIEN) en leur disant que les Grecs d’autrefois, qui sont morts aujourd’hui, tout comme nos ancêtres, se posaient déjà cette question, et après eux, tant d’autres, tant de philosophes, interrogeant le Dasein, tant d’obsessionnels aussi, certains comptant parmi les plus savants des philosophes. Sans cette question, pas de savoir possible. La psychanalyse n’êxisterait pas. N’est-ce pas à tenter de résoudre cette question énigmatique que se voue un être humain, un être-pour-la mort, un être-pour-le-sexe, à se poser des questions sur la vie, sur sa vie, sur la mort, sur la sienne, sur le sexe, le sien, et celui de l’autre ?  Est-ce ça que désigne, dans notre langue si bizarre, ce mot étrange : bête ? 

Enseigner une langue morte vous mène parfois au plus vivant, pour autant qu’il soit possible à des parlêtres, corps vivants affublés d’une langue, de se trouver en présence. Pas besoin d’être mort pour parler en latin, même s’il s’agit plutôt, d’autant plus pour le grec, d’une écriture, de traces encore lisibles, d’êtres qui furent vivants.

Coiffé

Mon fils s’était mis à parler très tôt, et, comme tous les enfants du monde, il avait attrapé les poux de langage de sa famille. Aimable, facile, comme on dit des enfants obéissants et sages, il ne demandait pas beaucoup, contrairement au frère de Colette, qui avait trouvé un très joli moyen de faire revenir sa mère au moment du coucher, avec « une requête insistante qui ne visait qu’à se répéter comme demande d’amour »[1]

Ses seules plaintes concernaient sa réponse à une demande de ma part : « Je dois toujours… » (aller chercher ci ou ça, mettre la table, mettre mon bonnet) ou à un refus : « Je ne peux jamais… » (sortir jouer, regarder la télé, sortir sans mon bonnet…). 

Je suis longtemps restée intriguée par ces manifestations de plainte, uniques réclamations chez un enfant qui ne se plaignait pas (je m’aperçois que je n’ose pas écrire jamais), qui avançait dans l’existence avec beaucoup de tranquillité. Pourquoi lui interdire ce qui lui semblait si doux ?  Je ne sais toujours pas pourquoi : cela m’agaçait, moi toute jeune mère, élevée dans l’idée que la plainte est toujoursinfondée, en tout cas inutile. Sans y réfléchir, comme par jeu, moi qui n’interdisais pas grand-chose – on était dans la suite de ’68 – je me mis à lui interdire deux mots : toujours, et jamais. Cette interdiction n’a fait que donner par jeu une épaisseur nouvelle à ces deux mots qui prenaient dès lors une place signifiante dans lalangue familiale : ni lui ni moi ne perdions une occasion de rire lorsque l’un des deux mots faisait son apparition, dans le discours de l’un comme celui de l’autre. 

À inter-dire l’usage de ces deux mots-là, sans savoir pourquoi, je me rends compte aujourd’hui que l’inconscient, le mien en tout cas, était aux commandes : il ne me plaît pas qu’on se plaigne. C’était entre nous, entre nos dires, un jeu auquel nous avons joué tous deux, moi volens lui nolens, pas sans son père, mais pas non plus avec lui. 

À cette forme d’humour maternel, un peu trop protecteur – une mère a-t-elle le droit à l’humour ? – il a répondu par un autre Witz : rageant devant l’obligation de se couvrir la tête en hiver, comme il ne pouvait ni le refuser ni s’en plaindre, il n’a jamais hésité, lorsqu’il en a eu l’occasion, à trouver comme couvre-chef quelque chose de plus original qu’un bonnet. Il atteignit enfin son but lorsqu’il réussit à emprunter à une voisine un casque de pompier à pointe, qu’il a encore augmenté d’un slip, emprunté à son père. Aujourd’hui, je peux saisir la cause de sa fierté lorsqu’il se pavanait sous cet attirail. Ainsi coiffé, il n’était plus seulement un petit garçon, mais par la simple vertu de ce détail vestimentaire, et du slip de son père, il se faisait… son propre chef.  

Je ne sais pas quel effet a eue sur lui cette barre posée sur sa petite jouissance, seul lui peut le savoir, s’il le désire. Mais ce qui m’apparaît aujourd’hui, c’est que, pour supporter la fonction de parent, voire  de grand-parent, de chef, mais plus encore, d’analyste, il vaut mieux se mettre un peu au clair avec son propre inconscient.


  1. D’après Philippe Lacadée, Le malentendu de l’enfant, Payot, Lausanne 2003, p.82. Le texte de Colette se trouve dans Sido.

« Va-t’en à la guerre »


 Freud, GW XV, Au-delà du principe de plaisir, p. 286, note : c’est ce que Freud raconte que ce petit garçon, dont le père était à la guerre, disait à un objet qu’il jetait au loin. Il ajoute en note : « Quand cet enfant eut cinq ans et neuf mois, sa mère mourut. Maintenant qu’elle était effectivement « fort » (o-o-o), le garçon n’eut pour elle aucune manifestation de deuil. Il est vrai que dans l’intervalle un deuxième enfant était né, éveillant en lui la jalousie la plus vive. »

Le syntagme n’est pas sans rappeler le jeu de la bobine, le fameux fort-da, que Freud a observé chez son petit-fils Ernst[1], sérieux, qui appelait son grand-père « petit papa de guerre ». Le père de l’enfant était parti à la guerre, sa mère l’avait allaité et s’était beaucoup occupée de lui. Elle mourra de la grippe espagnole en 1920.

 Celui-ci jetait la bobine avec un o-o-o-o, de jouissance[2], rejouant le départ de la mère, et la ramenait à lui avec un « da » (là), de satisfaction. C’est la mère de l’enfant qui expliqua à Freud le sens de ce son, qui voulait dire « fort » (au loin). Lorsqu’il lance la bobine, on emploierait en grec le verbe ballo, βάλλω, qui donnera en français le mot balle, mais aussi le symbole, et qui en allemand dérivera en Qual, torture. En latin, ce sera le mot : petere, celui-là même qu’on retrouve dans répétition, et qui se traduit le plus souvent par demander. 

Nous avons tous assisté à ces scènes dans lesquelles un enfant jette un objet, et appelle l’adulte à le lui ramener. Nous avons parfois joué à le lui redonner. Le plaisir de l’enfant est visible : la patience de l’adulte se tarit en principe bien avant que l’enfant n’en ait assez : il pourrait répéter le jeu à perpétuité. Ne devrions-nous pas nous étonner davantage de cette activité qui plaît tellement à l’enfant ? De même que de la joie avec laquelle il jette l’objet… et de la satisfaction avec laquelle il le ramène à lui, pour recommencer, encore et encore ?

C’est Freud le premier qui y a lu l’expression de la jouissance de pouvoir jeter l’objet d’amour, ce qui en soi n’est pas un plaisir, mais un pis-aller, plutôt de d’en subir passivement la perte. C’est aussi avec cette observation qu’il met en lumière, au-delà du principe de plaisir, la jouissance.

Il y a dans la séance analytique quelque chose de ce jeu : l’analysant amène son corps chez l’analyste, qui, séance après séance, interrompt la séance en coupant, en interprétant, en bouclant, en fixant un nouveau rendez-vous, en faisant payer la séance. Il y a de la jouissance chez l’analysant à revenir, encore, à répéter sa demande, dont il comprend assez rapidement qu’il ne recevra pas de réponse, juste un accusé de réception. C’est cette jouissance qui se comptabilise, séance après séance, coupure après coupure, et à laquelle l’analyste doit s’opposer, par la durée de la séance (coupure) ou sa répétition, et par le paiement, terme étrange dont on connaît le lien avec la paix. Comme l’enfant avec sa bobine, qui rejoue sans fin le départ et le retour de sa mère, l’analysant met souvent l’analyste, à tort, à la place d’un parent, qui dirait oui, qui dirait non. 

l’analysant met souvent l’analyste, à tort, à la place d’un parent, qui dirait oui, qui dirait non. L’analyste, évidemment, n’occupe cette position dans le transfert que pour donner à l’analysant le temps pour comprendre. C’est en effet à incarner un point fixe, cet objet petit a, qu’il peut permettre à l’analysant de continuer à déplier son jeu, tel un origami, d’en lire les lignes de pliage afin de découvrir son propre point de fixation, inconnu de lui-même, le sinthome.

Pour ce travail de longue haleine[1], l’analyste use de stratégies qu’il invente, chaque fois, dans chaque cas, à chaque séance, afin que l’analysant puisse à son tour parvenir à couper le fil du transfert avec lequel il jetait sa bobine en direction de l’analyste. Satisfait, il poursuivra alors sa vie sans l’analyste. Peut-être, s’il en a le désir, saura-t-il alors à son tour occuper la place de fixation qui permettrait à un autre de venir lui lancer sa bobine. 


[1] Freud, GW XV, Au-delà du principe de plaisir, p. 286, note : c’est ce que Freud raconte que ce petit garçon, dont le père était à la guerre, disait à un objet qu’il jetait au loin. Il ajoute en note : « Quand cet enfant eut cinq ans et neuf mois, sa mère mourut. Maintenant qu’elle était effectivement « fort » (o-o-o), le garçon n’eut pour elle aucune manifestation de deuil. Il est vrai que dans l’intervalle un deuxième enfant était né, éveillant en lui la jalousie la plus vive. »

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/W._Ernest_Freud

[3] Relire le récit de Freud grand-père parlant du fortsein de son petit-fils.

[4] Freud, Résultats, idées problèmes, II,  Analyse finie et infinie, p.231

Ptom

« Ptom, p’titom, p’titbonhomme vit encore, dans la langue qui s’est crue obligée, entre autres langues, de ptômer la chose coïncidente. »[1]

Comment devient-on un garçon au XXIème siècle ? Pas sans lalangue, la sienne, avec laquelle il s’accroche aux langues, celles des autres, tous ceux auxquels il s’agit de faire payer la dîme. Parmi eux, les copains, les parents, les frères et sœurs, la maîtresse, et les grands-parents… Ptom a quatre ans, il aime rire, il aime faire rire, il jubile de l’effet qu’il provoque avec ses blagues, ses inventions, incessantes et stupéfiantes. Pourquoi parle-t-il avec cet accent-là ? D’où lui vient ce savoir ? Qui lui a appris tout ça ? 

Avec son corps, instrument magnifique, et en se saisissant d’une manière originale des objets qui l’entourent, il travaille depuis peu la question si humaine de la sexuation. À sa grand-mère, sortant de la douche, il pose la question à laquelle, comme toujours, il a déjà la réponse :

Tu n’as pas de zizi ?

Elle pourrait répondre que non, mais elle aussi aime rire, et lui répond à côté :

Si, moi aussi j’en ai un, mais il en dedans.

Bon élève, il déroule alors son répartitoire, comme une chanson : 

Maman en a un en dedans, ma sœur aussi, mon frère en a un en dehors, mon papa en a…un grand.

Voici l’os de sa question : il sait bien qu’il en a un, comme papa, mais il n’est pas sans avoir remarqué la différence. Alors il se met au piano, et il compose sa musique. Dans un premier temps, avec une seule main, puis avec les deux : ça sonne autrement, ça consonne, et ça dissone. Il n’a pas encore l’appui de l’écriture pour distinguer à deux mains de demain. Oui, il sait que demain, il en aura un grand. Dedans, dehors : est-ce surprenant que Ptom déclare dans la même période, quand il apprend que sa sœur a perdu une dent, que lui ne veut pas ? Il ne veut pas perdre dedans. C’est sa sœur qui a perdu, pas lui. C’est très déplaisant d’apprendre que tout le monde perd des dents, mais ça le rassure quand il saisit qu’après, il aura de nouvelles dents, lui aussi, de grandes dents.Tout ça tourne à une vitesse folle, dans un rythme de jerk : il apprend si vite que les autres, autour de lui, en restent ébahis. Comment lui répondre sans boucher une telle curiosité ? Heureusement, les adultes ont toujours un temps de retard, comme Freud le disait déjà en 1927 : « Pensez au contraste attristant entre l’intelligence rayonnante d’un enfant bien portant et la faiblesse mentale d’un adulte moyen. »[2]


[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, édité par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 161.

[2] Freud S., 1927, L’Avenir d’une illusion, Paris, Puf, 1971, p. 67.

Le discours à plusieurs

Lorsque la mort frappe un parent, quel que soit l’âge de l’enfant, il cherche une réponse qui permette de recouvrir ce trou. Pour G, cette mort avait laissé un grand vide : la religion n’était plus une option, d’autant que dans sa famille, elle occupait une place prépondérante. « Depuis que j’ai huit ans, j’ai l’habitude de m’aider tout seul ». Huit ans, c’est l’âge qu’il avait quand son père est mort : « C’est l’exil ».

Il refuse toute proposition d’aller parler à un psychologue. Il en a déjà vu beaucoup, mais ne leur a jamais parlé de ses voix.  En tentant de chercher sa propre voie, il a en effet très tôt rencontré en lui des voix qui se sont mises à se répondre, à parler entre elles. Cette réponse subjective à ce réel est rapidement devenue problématique. Il fallait désormais répondre à ces voix, qui parfois résonnaient avec celles de sa mère, de ses enseignants. C’est à l’adolescence qu’il m’est adressé, dans le cadre scolaire. Il parle volontiers, il aime ça, il dit justement : « Je n’aimerais pas être un animal », et quand il voit que son dire m’amène des larmes aux yeux, avec ironie, il m’envoie avec ironie : « Vous êtes sentimentale !» Heureusement j’avais lu le très beau carnet de notes de Catherine Henri, Un professeur sentimental, et j’ai pris ce dire au sérieux, comme Lacan nous l’enseigne : en série, et pas sans rire. Il est revenu souvent, et m’a payée de ses textes.

Sa mère dit de lui qu’il veut dominer. Elle sait qu’il déteste les profs, et lui dit avec ironie qu’il finira par devenir prof, comme eux. Il ne veut pas entrer dans la routine, dans le système, devenir ce qu’on veut qu’il devienne, il se sent la cible de tous ceux qui veulent en faire Monsieur-Tout-le-Monde. « Les gens sont trop sur mon dos, ils ne me lâcheront pas. » Mais lorsqu’il raconte qu’il a envie de tuer les profs, « je les tuerais un par un, parce qu’ils sont toujours sur moi », je le compare à un volcan plutôt qu’à un animal ; il ajoute : « J’ai une patience très fragile, ça se fissure, ça se casse. » Ma mère gueule tout le temps, je ne lui réponds pas, je parle à moi. Je me parle tout le temps, seul à la maison, je m’imagine parler à quelqu’un de choses louches, suspicieuses. Lorsqu’il déclare : « ma tête n’est pas faite comme celle de tout le monde », je lui demande s’il sait ce qui se passe dans la tête de tous les autres. « Je n’ai jamais entendu quelqu’un avoir le même truc que moi.  J’ai une double voix dans ma tête : une voix claire qui parle normalement, simplement, le plus clair possible, comme si je parle avec ma voix, et une deuxième, comme dans une conversation de groupe, qui va super vite. Je fais parler ces deux voix ensemble. Je fais ça quand un truc me perturbe. Tout petit déjà, je n’étais pas social, c’était vide dans ma tête. Quand on me posait une question, je sortais une réponse comme ça. C’était la deuxième voix qui m’obligeait à dire. Ça arrivait surtout avec les profs. Maintenant, je maîtrise le discours à plusieurs. Mais je reste braqué sur une chose. Ainsi, quand je dois réviser, apprendre des trucs par cœur, la voix qui va vite a tout pigé tout de suite, et retient bien. L’autre capte des choses comme les autres… » 

Il rencontre sur internet un rappeur qu’il institue en modèle, et dont il se fait le rival. En même temps, je lui propose de donner un de ses textes à lire à son enseignant, à qui je précise qu’il vient écrire et que c’est important pour lui. Le professeur, sans complaisance, mais avec bienveillance, lui dit qu’il y a encore beaucoup à travailler pour les rendre lisibles. Il est d’accord de le relire si G se prête à ce travail. G est touché, quelque chose se noue. Après une belle période, au cours de laquelle il tombe amoureux d’une camarade brillante. Il réussit un peu à transformer son ironie féroce en humour, mais ça ne tiendra pas… 

Renvoyé de l’école avant la fin de son parcours, G trouvera dans les produits, alcool, drogues, des moyens de canaliser ses voix. Sera-t-il possible de l’aider à se déprendre de ce qu’il a construit tout seul comme réponse face à un réel insupportable ? Rien de moins sûr, à moins qu’il n’accepte, un jour, de retrouver quelqu’un avec qui il accepte de parler. Mais pour l’heure, il continue à s’aider tout seul, pas sans les substances, mais pas non plus sans la musique, et l’écriture.

La première gifle… et le rire !

Pour voir la vie en rose, tout le monde devrait connaître la chanson de Juliette : Une bonne paire de claques dans la gueule[1]… 

À la naissance d’un enfant, s’il ne crie pas, on lui donnait autrefois une gifle, à tout le moins une petite tape… S’il criait, on savait donc qu’il vivait.

Je n’avais pas quinze mois quand mon père m’a amenée voir ma mère à l’hôpital. Horreur ! elle tenait au cœur de ses bras un petit bout qu’on essaya de me présenter…  Je suis montée sur le lit, et que j’ai giflé ma sœur. Mon père alors a ri, fier de la férocité de sa fille qui lui prouvait ainsi qu’elle n’allait pas se laisser faire. Cela fait de nombreuses années aujourd’hui que cette histoire dit ma position dans la famille, et que j’ai reçu de nombreux retours de cette gifle primordiale. Je suis donc celle qui ne s’est pas laissé faire, mais aussi celle dont la violence était la marque, jusque dans le prénom. J’en avais, et cela ne me posait pas de problème. Alors qu’en grec la vie se dit βίος, mot masculin, le même mot, dans sa version féminine, βία, signifie la violence. Sans ergoter sur le féminin à l’œuvre dans ce signifiant, c’est peut-être aussi cette forme féminine de la vie qui m’a soutenue dans les moments douloureux de l’existence, une sorte de pulsion vitale dont toute l’éducation et la civilisation se méfient, et à juste titre.

Comment entendre aujourd’hui cette première gifle ? Je n’ai évidemment aucun souvenir de cet acte, qui m’a pourtant souvent été rappelé, et pas seulement en paroles, puisque, évidemment, ma sœur a à plus d’une reprise usée de son droit de réponse… Cette violence qui m’habite, si je l’ai domestiquée, bien qu’il m’en reste des impatiences, il m’a fallu des années pour entendre dans mon prénom un rappel de ce signifiant, Vio, qui consonne avec violence. Violence dont j’ai souvent été occupée dans mon champ professionnel. C’est l’ordinateur qui m’a interprété un jour, lorsque le correcteur orthographique m’a proposé de corriger dans un texte mon prénom, Violaine, en… Violence. De ce délire que j’ai construit pour m’expliquer l’acte dont j’étais responsable, il m’est resté jusqu’à aujourd’hui une tendresse pour ces enfants qui, comme moi autrefois, sont parfois dépassés par une violence qu’ils ne maîtrisent pas, et à laquelle ils ne comprennent rien. Certes, leur âge diffère largement de celui que j’avais alors, mais si, avec Jacques Lacan, je sais que « le sujet n’a pas d’âge », c’est cet événement fondateur qui m’a permis de me mettre à côté de l’enfant dit violent, et offrir un peu d’espace pour que celui qui se trouve peut-être là où je sais avoir été, emportée par une force de vie semblable à. celle qui me faisait défendre autrefois ma petite personne en danger.

J’ai pu m’appuyer sur ce rire de mon père qui m’a fait don de sa Bejahung sans me condamner. Ce concept, Lacan l’a trouvé chez Freud. Il signifie : dire oui. En riant, mon père a dit oui (Ja, en allemand) à la rage que je ressentais. Il aurait pu me gifler à son tour, ou me crier dessus… Il aurait pu nier ce qui venait de se produire. En riant, il entérinait l’existence d’un parlêtre qui disait quelque chose par cet acte, un petit être parlant qui n’avait aucun autre moyen de se faire entendre. Certes, il ne m’a pas laissé faire, mais il a ri, et il ne l’a pas oubliée, cette scène, puisqu’il me l’a répétée à plusieurs reprises, chaque fois en riant. Est-ce à cet accueil que je dois de n’avoir pas eu besoin de reproduire cet acte pour les deux enfants qui naîtront ensuite ?

J’ai souvent rencontré des enfants qui avaient passé à l’acte, et chaque fois que j’ai pu, j’ai laissé un espace ouvert pour que quelque chose puisse se dire de ce qui s’était passé. C’est ce qui permit à ce garçon qui avait frappé son enseignant de m’expliquer avec justesse : « Je ne me souviens de rien, c’est ce qu’on m’a raconté après. Moi, j’ai un blanc. C’est comme s’il y avait un autre moi qui prend la place. » Il était très surpris d’être cru, et c’est ce qui lui a permis de me laisser prendre place à ses côtés pour faire barrière contre cette pulsion à laquelle il ne pouvait faire face tout seul. 

Avec la langue grecque, j’ai appris que la violence et la vie sont de la même famille, et avec Freud, j’ai saisi que c’est bien moi qui ai choisi comment faire avec ma famille, avec les autres, mais surtout avec cette part de moi qui, plus forte que moi, me mène parfois par le bout du nez. Je suis responsable de ce que j’en fais, encore plus lorsque je ne veux rien en savoir.

Et je viens de me rappeler que ma mère s’était fait gifler à l’école par le maître, pour avoir, à la récréation, parlé patois. La langue de l’école, c’était le français, une langue qui n’était probablement pas la langue dans laquelle les enseignants eux-mêmes avaient parlé avec leurs parents. Quel enseignement ma mère en avait-elle tiré ? Je mettrais volontiers ça en relation avec ce qu’elle m’a avoué un jour : je l’entendais avec stupeur parler, dans la cuisine, avec ses amies… La liberté de leurs propos me surprit tellement, par le décalage avec ce qu’on nous enseignait au catéchisme, que je lui ai demandé, une fois les amies parties : Tu dis ça au curé quand tu vas te confesser ? La réponse fusa avec un grand rire : Ça va ? On ne dit pas tout ! 


[1] https://www.youtube.com/watch?v=kA2_rZbrnqQ

Rois, les enfants?

Quand je découvre l’existence de Niki et Vlad, c’est tout d’abord une holophrase que mon petit-fils de trois ans me répète impérativement, au retour de chez sa nounou. Il répète inlassablement vladeniki, dont j’ignore le sens. Je le savais grand amateur de tracteurpelle, de clochebell (oui, il est bilingue…) alors je cherche en vain, et je ne découvrirai de quoi il parle que lorsque son père me l’expliquera, ajoutant que ces fameux enfants ont des millions de vues sur internet. J’apprends ainsi avec Wikipedia que Vlad et Niky gagnent désormais à l’année entre 2.3 et 37.3 millions de dollars, ce sont les youtubers qui gagnent le plus d’argent par vidéo. 

En lisant le dernier roman de Delphine de Vigan, Les enfants sont rois[1], je découvre que nombre de parents se servent ainsi de leurs enfants. Nous sommes en France, mais on y parle souvent l’anglais, et Vlad et Niky s’appellent Sam et Kim, ou encore Sammy et Kimmy. Leur maman répète comme un mantra : « Nous formons une famille très unie. Nos enfants sont très heureux, ils ont une maman qui s’occupe beaucoup d’eux, voilà sans doute ce qui provoque tant de jalousies… (…) Nous savons que vous êtes là et que vous nous aimez.[2]»

Cette déclaration publique : nous savons que vous êtes là et que vous nous aimez rappelle ce que disait Lacan lorsqu’il déclarait que le fondement de toute demande est l’amour. Et on voit bien que Mélanie, cette mère qui n’avait jamais eu le sentiment d’être aimée par sa propre mère, trouve enfin dans la multiplication des fans de ses vidéos l’assurance d’être aimée. Ce qu’elle n’a pas reçu de sa mère, elle l’obtient de tous ceux qui lui envoient des like, des messages d’amour, auxquels elle est addict. Elle aurait bien aimé trouver elle-même la gloire, elle avait même été sélectionnée pour la première saison de Rendez-vous dans le noir ![3], ce qui n’avait pas plu à sa mère… Mais elle n’avait été choisie par aucun candidat, et puis, l’émission avait fait chou blanc… Mais elle avait décidé qu’elle deviendrait un jour célèbre.

Dans le roman, Kimmy, 6 ans, la fille de Mélanie, vient de disparaître ; Clara, l’enquêtrice, un personnage complexe lui aussi, qui va être fascinée par le visionnement de toutes ces vidéos, et intriguée par la tristesse qu’elle lit dans le regard de Kimmy, interroge la mère :

« Question : Est-ce que Kimmy aime tourner ces vidéos ?

Réponse :  Oh oui, elle adore. Il arrive qu’elle rechigne un peu, quand elle est fatiguée, mais en réalité elle est très contente d’avoir autant de fans, vous imaginez, à son âge…[4] »

Si l’on compare Vlad et Niky à Megan et Harry, on peut se poser la question de la misère qu’il y a à être roi, reine, prince ou princesse. Cette tyrannie du bonheur obligatoire est mise à mal dans la série The  crown,  et la couronne de Niky peut être lourde à porter. Qu’est-ce qui plaît tellement à ce petit garçon quand il demande à regarder ces images ? Cela reste pour moi une énigme. De fait, s’il a vraiment le choix, il préfèrera jouer avec son frère ou sa sœur, voire avec ses parents, ou tout seul… mais parfois, la tentation est forte pour quiconque a la charge d’un enfant de le laisser regarder ce qu’il dit vouloir, comme nous le faisons nous aussi. Mais si nous savons que, derrière ces fabriques monstrueuses, il y a vraiment des êtres humains, qui font ce qu’on leur dit, nous ne pouvons ignorer que derrière la scène, ou plutôt, outre la scène, c’est une force plus grande encore qui nous tient, comme des pantins, au creux de sa main, la main du marché, obscène. 

Les enfants du XXIème siècle apprendront, comme leurs parents, à vivre avec ce rapport nouveau à l’image, on le devine. Je ne vais pas vous spoiler la fin de ce polar. Mais en lisant un autre roman récent, Florida, écrit par Olivier Bourdeaut[5], je constate que les enfants savent se venger de ce que leurs parents ont voulu pour eux. Mais ce sera l’objet d’une autre discussion. Juste un avant-goût incisif du 4ème de couverture : « Ma mère s’emmerdait, elle m’a transformée en poupée. Elle a joué avec sa poupée pendant quelques années et la poupée en a eu assez. Elle s’est vengée. »


[1] Delphine de Vigan, Les enfants sont rois, Gallimard, 2021

[2] Ibidem, p. 167

[3] Ibidem, p. 34

[4] Ibidem, p. 76

[5] Olivier Bourdeaut, Florida, éd. Finitude, 2021

Pas de sexuation ici.

« L’homme, une femme (…) ce ne sont rien que signifiants. » Jacques Lacan, Encore[1]

Après trente ans passés comme enseignante et adjointe de direction dans une école, appelée chez nous cycle d’orientation, en France collège, ce thème de la sexuation, que Jacques-Alain Miller nous a offert comme nouveau champ freudien à labourer, est venu questionner chez moi quelque chose de nouveau. Après des années où seule l’insulte signalait l’existence d’un problème lié au genre (pédépute,… fleurissent de toujours dans les préaux), ce n’est que depuis peu que nous avons reçu de plusieurs élèves des demandes de reconnaissance en tant que trans, non-binaire, homosexuel…  La fierté (pride) répond à la honte d’hier.

Que faut-il entendre dans cette revendication ? S’agit-il vraiment de sexuation ? Je ne crois pas. Comme le rappelle Marie-Hélène Brousse dans son récent « Mode de jouir au féminin », il y a dans la jouissance quelque chose de singulier, qui n’a rien à vous avec le genre. « La jouissance ne répond pas aux identifications». Il s’agit bien plutôt d’identifications. Comment savoir si je suis un garçon ou une fille quand autour de moi les identifications vacillent ?

Si nous prenons l’insulte comme premier mot d’amour, reconnaissons qu’elle a un lien de parenté avec la femme, depuis si longtemps objet agalmatique et palea tout à la fois. Le sujet se trouverait donc entre les deux, ce qu’on appelle trans. Mais qu’est-ce qui fait qu’un sujet, aux prises avec cette question fondamentale « qui suis-je ? » veuille faire savoir à l’Autre qu’il n’est pas ce qu’on croit ? Que veut celui ou celle qui crie qu’il ne veut se déclarer ni homme ni femme ? que nous dit ce désir de se proférer toujours autre à ce qui existe déjà, dans un binarisme (in)confortable ? 

L’école est le lieu par excellence de la demande. À peine entré à l’école, l’enfant doit décliner, son prénom, puis son nom, son sexe, son âge etc… 

Cela devrait pourtant nous surprendre un peu plus de saisir que pour certains, cette intrusion est d’une rare violence. Il découvre avec stupeur que son nom, qu’il croyait propre, devient commun, que d’autres enfants peuvent avoir le même prénom…Dès l’entrée à l’école, la mère ou le père, le parent, donc, est invité à lâcher la main de son enfant, qui peut s’en trouver dès lors à la fois heureux et horrifié. Le parent aussi peut dès lors se sentir perdu, jugé, trahi lorsque l’objet de son amour se met à aimer son enseignant, à prendre plaisir aux nouvelles identifications proposées. 

Une nouvelle séparation aura lieu lorsque l’enfant quitte le milieu primaire pour entrer au collège, s’éloignant alors encore un peu plus du cadre sécurisant de son école avec, le plus souvent, un maître ou une maîtresse. Il rencontre une pluralité d’enseignants, et une foule de semblables, parmi lesquels il cherche à s’identifier, à faire bande. Y trouver des meilleurs amis, creuser sa place dans le groupe, échapper à la haine, se fondre dans le groupe, s’habiller des insignes du clan auquel on s’affilie, il y a du pain sur la planche. 

C’est dans ce contexte que la position de l’école peut être une indication importante sur l’usage qu’on peut en faire. Lorsque des jeunes demandent à se faire appeler d’un autre prénom que le leur, choisissant ainsi d’être nommé Leo plutôt que Lea, l’enseignant peut attraper la chose dans le cadre de son cours, mais il ne peut pas, légalement, changer l’écriture du prénom. L’enseignant qui accepte de suivre la demande de Lea, de se faire appeler Leo, pourrait se faire reprocher par les parents d’abuser de son statut. L’école devient dès lors le lieu où la demande de Lea peut s’entendre, même sans l’accord des parents, ou parfois contre lui.

On a vu récemment ce qui peut arriver lorsqu’un enseignant expose à ses élèves quelque chose qui déplaît à ses parents. J’en ai fait à plusieurs reprises l’expérience, ainsi lorsque j’ai été menacée de mort lorsque j’ai déclaré à ce père qu’il n’avait pas le droit de raser les cheveux de sa fille pour l’empêcher de plaire aux garçons. « Pas de ça ici », lui avais-je donc dit. C’est un peu la position qui a été prise par l’école qui a refusé à Sébastien Lifshitz d’entrer dans ses murs pour filmer Sasha. On peut y lire une protection pour cet enfant dont le dire sexuel « quand je serai grand, je serai une fille », nous interroge tous. Sacha n’a pas dit qu’il voulait devenir une femme, mais une fille, et c’est à partir de ses signifiants à lui qu’il va trouver à s’inscrire dans le monde.

L’école avait ses raisons de refuser qu’un réalisateur vienne filmer quelque chose qui n’y a pas sa place, permettant ainsi à Sacha d’entrer dans le monde des autres et se séparer un peu de ce que sa famille veut de bien pour lui. Sacha peut-il s’habiller comme il veut pour venir à l’école ?  Les débats ont également fait fureur sur ces questions, et on a vu fleurir à Genève les T-shirts de la honte dont les filles devaient être habillés lorsqu’elles montraient trop de leur corps. Pourquoi toujours les filles, et pas les garçons, c’est une autre question… Certains demandent un retour aux uniformes scolaires. L’uniforme n’est-il pas la première manifestation du binarisme contre lequel beaucoup militent ?

Ce qui m’apparaît de plus en plus clair, dans cette question de la sexuation, c’est que, comme la Femme, elle n’existe pas. La sexuation des enfants, c’est une question d’adultes. Ainsi cette petite fille qui déclare à l’école qu’elle est pansexuelle a-t-elle réussi à faire convoquer ses deux parents à l’école, chacun croyant que c’était l’autre qui lui avait mis ces idées dans la tête, et tous deux découvrant la force de cette petite fille de soutenir un dire en l’articulant à l’autre. C’est ça, la sexuation, un dire du sexe[2].

Un enfant cherche autour de lui, et trouve parfois, un vide pour accueillir sa petite différence. C’est ainsi qu’il a une chance de devenir un sujet de son dire, afin d’échapper au rôle, toujours prêt à porter, d’objet de papamaman. Faire de tous les enfants des sujets trans n’empêchera certainement pas chacun de chercher comment faire avec la jouissance, séparant celle qu’il faut de celle qu’il ne faut pas. Pour certains enfants, qui s’efforcent avec désespoir d’être normaux, il faut admettre que le délitement du binarisme, de cette division symbolique qui permettait à chacun de se ranger sous une bannière protectrice, va créer d’autres difficultés. Il sera important que la psychanalyse continue à exister, ou se réinvente, pour permettre que ce dire du sexe, toujours nouveau pour chacun, puisse s’écrire, au un par un.


[1] cité par M-H. Brousse, p.18

[2] Rosa Elena Manzetti, http://asreep-nls.ch/blog/

Amour… à mort

Le dieu grec Éros n’a pas toujours été le petit ange qui se fait piquer par une abeille et à qui sa maman rappelle que les flèches qu’il envoie font bien plus mal… Dans les préaux aussi, on assiste à ce bal masqué de l’amour. Comment peut-on admettre que le désir, lorsqu’il est pur, soit toujours désir de mort ? 

Alors que personne n’ignore que la haine soit l’envers de l’amour, et pas son contraire, il est plus difficile d’admettre que dès lors, le principe moteur du monde humain, l’amour, mène à la mort. L’équivoque s’entend pourtant bien entre les langues, ainsi entre l’italien amore, et le français à mort, qui résonne comme Écho répétant la fin des phrases de Narcisse. 

Dans cette période de pandémie, où le suicide des jeunes recommence à poser question, il serait utile de rappeler cette proximité entre l’amour, la haine et la mort. L’école est souvent le théâtre de ces mascarades amoureuses, il y a l’objet d’amour, et l’amoureux, et tout autour les spectateurs, qui prennent le parti de l’un ou de l’autre.

N’est-ce pas toujours la même scène, celle sur laquelle Platon, dans son Banquet, faisait monter les personnages publics de son époque : l’éroménos, celui qui est aimé, passif, agalmatique, et l’érastès, l’amoureux, actif, voire guerrier… Pourtant, dans ce bal éternel, comme dans notre monde pandémique, si les masques sont interchangeables, la conséquence peut être tragique : on connaît tous Roméo et Juliette, mais des drames qui se jouent dans les cours de récréation, on ne connaît souvent que la face mortifère.

Ainsi Juliette se moque-t-elle publiquement de Roméo, le visant dans son corps, lui déclarant une flamme ignorée d’elle. Lui en retour, déclare qu’il hait Juliette, pointant un aspect de son corps qu’il livre ainsi à la vindicte publique : le chœur applaudit, se moque, et Juliette sort de la scène. Fin du premier acte. Le chœur se reprend, accuse Roméo : celui-ci, acculé, se lacère au cutter. Mais il ne peut expliquer son geste. Lui-même n’y comprend rien. Entre la haine pour Juliette et la culpabilité qu’on lui rappelle tous les jours de l’avoir poussée au suicide, il n’est pas loin de la suivre sur cette route vers l’a-m-o-r.

Pendant que sur la scène de l’école se joue cette pièce de théâtre, et qu’on attend en vain la comédie par laquelle on peut se détendre, on apprend en coulisse que les parents de Juliette se séparent. La scène de l’école est bien souvent le lieu sur lequel les petits êtres humains apprennent à jouer leur propre rôle, pour devenir demain des grandes personnes[1]

Seront-ils plus prêts, sur la scène du monde, à jouer leur rôle ? 


[1] https://www.cnrtl.fr/etymologie/personne Du lat. d’orig. étrusque persona «masque de l’acteur» d’où à l’époque chrétienne «visage, face»; «rôle [au théâtre], caractère, personnage;

Mord-de-rire

S’il est possible de mourir de rire, d’épilepsie gélastique, reconnaissons-le, ce n’est pas le sens premier du fameux MDR qui circule sur les réseaux sociaux. On trouve sur wiki une foule d’exemples de telles morts. Est-ce pour cela qu’on place le rire du côté du diable, le dia-bolon, contraire du sym-bole ? À l’heure du procès de Charlie Hebdo, reconnaissons qu’ils sont morts de nous avoir fait rire. Rire est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux spécialistes[i], alors, comment en parler sans devenir mortellement ennuyeux ?

Sérieux, le mot est lâché ! À Freud qui nous a appris les relations entre le Witz et l’inconscient, Lacan a ajouté le sérieux, la série. L’humour est quelque chose de sérieux par la répétition, voire l’itération, de la blague, mais aussi par le style de ces rieurs auxquels il s’adresse. L’esprit est un trait de famille, comme l’amour du chant, de la danse… Ainsi, dans ma région, on aime chanter et rire. Après les répétitions de chœur, on se retrouve au bistrot pour continuer à rire ensemble. Ceux qui savent faire rire sont alors les leaders. Ils séduisent les femmes, les hommes aussi bien. Parfois, les blagues sont tellement connues de tous, depuis si longtemps, qu’on pourrait les jouer comme des chiffres au loto… C’est alors la répétition qui plaît : on sait à l’avance qu’on va rire, c’est rassurant, confortable. On aime rire ensemble, dans la famille, dans la paroisse, entre amis…

Durant le premier confinement, l’humour a fleuri sur les réseaux sociaux, on avait envie de rire ensemble, et on partageait les blagues qui nous faisaient rire, ça faisait lien. Le deuxième confinement, c’est devenu plus difficile. Il fallait y mettre du sien, en corps … Rire tout seul demande en effet une certaine ascèse. L’inconscient, ça fait lien, ça se partage, et ça fait retout. Certains, enfermés dans leur capsule, qui se parlent parfois tout seuls, n’ont pas besoin d’un public ; peut-être aimeraient-ils en avoir un, mais quand en trouvent un, ça risque bien d’être un public de moqueurs. Celui qui ne saisit pas le second degré, qui n’a pas accès à la métaphore, qui est seul dans sa langue, sans possibilité de traduction, sans sous-titre, peut se sentir bien seul, et en venir à haïr ces autres qui rient bêtement. 

Il arrive aussi, surtout avec les jeunes enfants, que l’un d’eux consente à rire avec les autres, même de lui-même, lorsque les autres rient de lui, comme ce garçon qui venait me demander de lui expliquer pourquoi ses copains riaient. Non seulement il n’avait pas les références, il n’était pas de la paroisse, mais le fait même qu’il ne comprenne pas le mettait en position d’être lui la cible des rieurs. Il faisait semblant de rire, il avait même essayé à son tour de faire rire les autres, assez méchamment, mais assez rapidement, il s’est fait prendre par ceux dont il voulait se faire des amis. On a vu alors qu’il ne faisait pas partie de la paroisse : les rires moqueurs, mordants, ont redoublé. 

Ce autre petit garçon de quatre ans ne faisait pas rire : lui, si gentil, s’était mis à mordre ses camarades à la crèche. On le disait méchant. Jusqu’au jour où il a pu dire : « Grand-papa mort, moi mords. » On ne l’avait pas emmené assister aux funérailles de son grand-père, et il était resté seul aux prises avec ce signifiant MOR dont il n’a su se défaire que par ce moyen, se servant des autres, comme nous le faisons tous, avec plus ou moins de bonheur, voire de bonne humeur. Anecdote humoristique ? Non, juste bien réelle. Il ne s’agissait pas pour lui de faire de l’humour.

Comment peut-on être humoriste, qu’est-ce qui pousse quelqu’un à se mettre en scène, à vouloir faire faire rire les autres ? On peut supposer qu’ils se moquent d’abord d’eux-mêmes, et puis qu’ils se mettent en série avec les autres série, à partir de cette qualité qui n’est pas universellement partagée, l’auto-dérision. Prenant pour cible leur propre personne, ils emportent dans leur rire leur public : ceux qui, s’identifiant à eux, s’amusent sans payer le prix fort de ce qu’ils ne peuvent pas toujours se reconnaître comme leur appartenant en propre, en privé… Il n’est pas certain qu’ils puissent rire eux-mêmes de leurs blagues, dont la mise au point demande beaucoup d’effort. Leur récompense, c’est le rire des autres. Sans public, ils deviennent alors eux-mêmes ridicules. 

Heureusement, on ne meurt que rarement de ridicule, comme de honte. Mourir de rire est donc une litote, surtout à notre époque où chacun ne court pas d’autre risque que de mourir (de rire) tout seul, devant son écran. Est-il encore possible aujourd’hui de mourir de rire, au temps des rires pré-enregistrés ? Peut-on mourir de rire tout seul, chez soi, devant un zoom ? L’avenir nous le dira…

Les humoristes doivent essayer sur d’autres leurs traits d’esprit, leurs witz. S’ils sont les seuls à rire à leurs blagues, leur carrière tourne rapidement en eau de boudin. Nous avons tous en tête l’humour de Charlie Hebdo, qui provoque souvent chez le lecteur un sentiment étrange, et qui divise. Le rire n’est pas toujours franc, chaleureux, il est souvent jaune, grinçant. Qu’importe ! En provoquant une accélération de la respiration, au même titre que les pleurs, n’est-il la forme la plus indispensable, aujourd’hui, la plus nécessaire, pour permettre, en ce temps de Covid, de renouer avec les autres le fil nécessaire à la vie ensemble, afin de faire lien par le witz plutôt que par les armes, ou par les larmes ? 

Pour avoir le courage de vivre, on peut rire, pas avec n’importe qui, mais au moins avec quelques-uns…


[i] https://blogs.letemps.ch/veronique-dreyfuss-pagano/2020/10/05/rire-est-une-affaire-serieuse/