Je suis là quand je parle ?

Pourquoi ai-je choisi à treize ans d’étudier le grec plutôt que l’anglais ? Le saurai-je un jour ? Ce choix plutôt étrange qui m’était offert autrefois me paraît aujourd’hui d’une ironie surprenante. Il disait combien notre petite ville voulait ignorer la marche du monde.

Aujourd’hui, ce choix-là n’existe plus. Nul n’ignore que sans l’anglais, le monde se ferme à vous. Chacun sait qu’il y a des langues dites vivantes, et d’autres mortes. On a fait le choix à Princeton de ne plus obliger les étudiants à apprendre une langue dont les locuteurs autrefois étaient esclavagistes, exposaient les enfants, considéraient les femmes comme inférieures. C’est peut-être une chance que certains archéologues curieux redécouvrent encore cette langue pour que nous nous mettions à relire ces auteurs bien morts, qui nous transmettent encore leur lecture du monde. En attendant, une petite fille, venue d’ailleurs, d’un monde en guerre, m’a appris quelque chose d’important.

Cette petite élève avait elle aussi treize ans, comme moi à l’heure de mon choix. J’allais enseigner à cette classe dite alors de développement l’histoire ancienne. On commençait par expliquer que l’Histoire avec la grande hache commençait avec la naissance de l’écriture. Je leur déclarais alors que j’enseignais aussi le latin, et même le grec, toutes deux appelées langues mortes. Avec ces élèves-là, tout près du réel, je n’avais pas besoin d’en rajouter, de leur dire que j’aimais ces langues parce qu’elles étaient mortes, ou encore, parce qu’elles ne servaient à rien. Ni que rien, en latin, c’est quelque chose… Ils n’avaient pas les freins de la langue commune, et donc ils ne me loupaient pas : « M’enfin, Madame, ça ne sert à rien d’apprendre cette langue, ils sont tous morts ! » Ils avaient raison, et je ne manquais pas de le souligner. Mais alors, si je perdais mon temps à ces bêtises, c’est que moi aussi, j’étais bête, c’était évident. Ils étaient un peu affligés pour moi, je peux dire aujourd’hui qu’ils essayaient de me sauver de mon ignorance, en partie ravis de me voir si bête. Tous ?

Non, une jeune fille, originaire des Balkans, s’agitait sur sa chaise. Elle avait une question, sa question. « Madame, j’ai toujours poser cette question, mais je n’ai jamais osé… » Les autres s’étaient déjà mis à rire. Cette élève-là, qu’est-ce qu’elle était bête, elle aussi. Ils s’accordaient tous sur un point, c’est qu’elle en tout cas, elle était plus bête qu’eux. L’un d’eux tint à me le préciser, parce qu’ils voyaient bien que je n’avais rien compris : « Madame, elle, elle est vraiment bête… » Mais elle, comment avait-elle su qu’elle pouvait poser sa question ?  Le savait-elle-même ? 

Nous étions donc deux à passer pour des débiles auprès de cette petite société savante. Je priai donc cette élève de poser sa question, demandant aux autres le silence nécessaire pour que je puisse l’entendre. C’est alors que, toute surprise elle-même, par mon désir de l’entendre, mais aussi par sa propre audace, elle prononça ces paroles quoi sont restées frappées en moi : « Madame, je me demande ça depuis toujours, mais je n’ai jamais osé poser cette question : Quand je vous parle, moi, je suis encore là ? » 

Les autres élèves s’esclaffaient : « Mais qu’est-ce qu’elle est bête ! », quêtant mon approbation. Moi, je restais stupéfaite, stupide… Je sentais confusément qu’il fallait absolument que je lui réponde, que je dise quelque chose. Il devait bien y avoir quelque chose à lui dire, mais quoi ?  Je laissai venir, du plus profond de moi, et donc du plus extérieur à moi : 

« Mais bien sûr que tu es là, puisque moi, je te vois ! » 

Quel soulagement pour elle, pour moi, et peut-être aussi pour les autres ! Je ne sais pas si elle se souvient encore de ce qui fut pour moi un grand moment d’enseignement. Je pus alors, une fois revenue à moi par cette énonciation, poursuivre mon cours d’histoire ancienne (je l’écrirais aujourd’hui l’Histoire en CIEN) en leur disant que les Grecs d’autrefois, qui sont morts aujourd’hui, tout comme nos ancêtres, se posaient déjà cette question, et après eux, tant d’autres, tant de philosophes, interrogeant le Dasein, tant d’obsessionnels aussi, certains comptant parmi les plus savants des philosophes. Sans cette question, pas de savoir possible. La psychanalyse n’êxisterait pas. N’est-ce pas à tenter de résoudre cette question énigmatique que se voue un être humain, un être-pour-la mort, un être-pour-le-sexe, à se poser des questions sur la vie, sur sa vie, sur la mort, sur la sienne, sur le sexe, le sien, et celui de l’autre ?  Est-ce ça que désigne, dans notre langue si bizarre, ce mot étrange : bête ? 

Enseigner une langue morte vous mène parfois au plus vivant, pour autant qu’il soit possible à des parlêtres, corps vivants affublés d’une langue, de se trouver en présence. Pas besoin d’être mort pour parler en latin, même s’il s’agit plutôt, d’autant plus pour le grec, d’une écriture, de traces encore lisibles, d’êtres qui furent vivants.

Un commentaire

  1. Franz Maillard dit :

    A ta place, que lui aurais-je répondu? J’aurais aimé lui répondre, spontanément, que ces langues vivent encore en moi, qui parle une langue issue du grec et du latin, entre autres, et que mes ancêtres vivent encore en moi dans mon ADN. Pas de discontinuité, ni entre races, ni entre cultures, ni dans notre chimie et pas davantage dans notre pensée.
    Ça me rappelle mon neveu qui pleurait parce qu’il avait compris qu’il n’était pas encore né en voyant sur une photo sa mère tenant son grand frère de 3 mois…
    On avait envie de lui dire que cette idée était « bête ». Mais formidablement ontologique

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