« Va-t’en à la guerre »


 Freud, GW XV, Au-delà du principe de plaisir, p. 286, note : c’est ce que Freud raconte que ce petit garçon, dont le père était à la guerre, disait à un objet qu’il jetait au loin. Il ajoute en note : « Quand cet enfant eut cinq ans et neuf mois, sa mère mourut. Maintenant qu’elle était effectivement « fort » (o-o-o), le garçon n’eut pour elle aucune manifestation de deuil. Il est vrai que dans l’intervalle un deuxième enfant était né, éveillant en lui la jalousie la plus vive. »

Le syntagme n’est pas sans rappeler le jeu de la bobine, le fameux fort-da, que Freud a observé chez son petit-fils Ernst[1], sérieux, qui appelait son grand-père « petit papa de guerre ». Le père de l’enfant était parti à la guerre, sa mère l’avait allaité et s’était beaucoup occupée de lui. Elle mourra de la grippe espagnole en 1920.

 Celui-ci jetait la bobine avec un o-o-o-o, de jouissance[2], rejouant le départ de la mère, et la ramenait à lui avec un « da » (là), de satisfaction. C’est la mère de l’enfant qui expliqua à Freud le sens de ce son, qui voulait dire « fort » (au loin). Lorsqu’il lance la bobine, on emploierait en grec le verbe ballo, βάλλω, qui donnera en français le mot balle, mais aussi le symbole, et qui en allemand dérivera en Qual, torture. En latin, ce sera le mot : petere, celui-là même qu’on retrouve dans répétition, et qui se traduit le plus souvent par demander. 

Nous avons tous assisté à ces scènes dans lesquelles un enfant jette un objet, et appelle l’adulte à le lui ramener. Nous avons parfois joué à le lui redonner. Le plaisir de l’enfant est visible : la patience de l’adulte se tarit en principe bien avant que l’enfant n’en ait assez : il pourrait répéter le jeu à perpétuité. Ne devrions-nous pas nous étonner davantage de cette activité qui plaît tellement à l’enfant ? De même que de la joie avec laquelle il jette l’objet… et de la satisfaction avec laquelle il le ramène à lui, pour recommencer, encore et encore ?

C’est Freud le premier qui y a lu l’expression de la jouissance de pouvoir jeter l’objet d’amour, ce qui en soi n’est pas un plaisir, mais un pis-aller, plutôt de d’en subir passivement la perte. C’est aussi avec cette observation qu’il met en lumière, au-delà du principe de plaisir, la jouissance.

Il y a dans la séance analytique quelque chose de ce jeu : l’analysant amène son corps chez l’analyste, qui, séance après séance, interrompt la séance en coupant, en interprétant, en bouclant, en fixant un nouveau rendez-vous, en faisant payer la séance. Il y a de la jouissance chez l’analysant à revenir, encore, à répéter sa demande, dont il comprend assez rapidement qu’il ne recevra pas de réponse, juste un accusé de réception. C’est cette jouissance qui se comptabilise, séance après séance, coupure après coupure, et à laquelle l’analyste doit s’opposer, par la durée de la séance (coupure) ou sa répétition, et par le paiement, terme étrange dont on connaît le lien avec la paix. Comme l’enfant avec sa bobine, qui rejoue sans fin le départ et le retour de sa mère, l’analysant met souvent l’analyste, à tort, à la place d’un parent, qui dirait oui, qui dirait non. 

l’analysant met souvent l’analyste, à tort, à la place d’un parent, qui dirait oui, qui dirait non. L’analyste, évidemment, n’occupe cette position dans le transfert que pour donner à l’analysant le temps pour comprendre. C’est en effet à incarner un point fixe, cet objet petit a, qu’il peut permettre à l’analysant de continuer à déplier son jeu, tel un origami, d’en lire les lignes de pliage afin de découvrir son propre point de fixation, inconnu de lui-même, le sinthome.

Pour ce travail de longue haleine[1], l’analyste use de stratégies qu’il invente, chaque fois, dans chaque cas, à chaque séance, afin que l’analysant puisse à son tour parvenir à couper le fil du transfert avec lequel il jetait sa bobine en direction de l’analyste. Satisfait, il poursuivra alors sa vie sans l’analyste. Peut-être, s’il en a le désir, saura-t-il alors à son tour occuper la place de fixation qui permettrait à un autre de venir lui lancer sa bobine. 


[1] Freud, GW XV, Au-delà du principe de plaisir, p. 286, note : c’est ce que Freud raconte que ce petit garçon, dont le père était à la guerre, disait à un objet qu’il jetait au loin. Il ajoute en note : « Quand cet enfant eut cinq ans et neuf mois, sa mère mourut. Maintenant qu’elle était effectivement « fort » (o-o-o), le garçon n’eut pour elle aucune manifestation de deuil. Il est vrai que dans l’intervalle un deuxième enfant était né, éveillant en lui la jalousie la plus vive. »

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/W._Ernest_Freud

[3] Relire le récit de Freud grand-père parlant du fortsein de son petit-fils.

[4] Freud, Résultats, idées problèmes, II,  Analyse finie et infinie, p.231

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