Pour voir la vie en rose, tout le monde devrait connaître la chanson de Juliette : Une bonne paire de claques dans la gueule[1]…
À la naissance d’un enfant, s’il ne crie pas, on lui donnait autrefois une gifle, à tout le moins une petite tape… S’il criait, on savait donc qu’il vivait.
Je n’avais pas quinze mois quand mon père m’a amenée voir ma mère à l’hôpital. Horreur ! elle tenait au cœur de ses bras un petit bout qu’on essaya de me présenter… Je suis montée sur le lit, et que j’ai giflé ma sœur. Mon père alors a ri, fier de la férocité de sa fille qui lui prouvait ainsi qu’elle n’allait pas se laisser faire. Cela fait de nombreuses années aujourd’hui que cette histoire dit ma position dans la famille, et que j’ai reçu de nombreux retours de cette gifle primordiale. Je suis donc celle qui ne s’est pas laissé faire, mais aussi celle dont la violence était la marque, jusque dans le prénom. J’en avais, et cela ne me posait pas de problème. Alors qu’en grec la vie se dit βίος, mot masculin, le même mot, dans sa version féminine, βία, signifie la violence. Sans ergoter sur le féminin à l’œuvre dans ce signifiant, c’est peut-être aussi cette forme féminine de la vie qui m’a soutenue dans les moments douloureux de l’existence, une sorte de pulsion vitale dont toute l’éducation et la civilisation se méfient, et à juste titre.
Comment entendre aujourd’hui cette première gifle ? Je n’ai évidemment aucun souvenir de cet acte, qui m’a pourtant souvent été rappelé, et pas seulement en paroles, puisque, évidemment, ma sœur a à plus d’une reprise usée de son droit de réponse… Cette violence qui m’habite, si je l’ai domestiquée, bien qu’il m’en reste des impatiences, il m’a fallu des années pour entendre dans mon prénom un rappel de ce signifiant, Vio, qui consonne avec violence. Violence dont j’ai souvent été occupée dans mon champ professionnel. C’est l’ordinateur qui m’a interprété un jour, lorsque le correcteur orthographique m’a proposé de corriger dans un texte mon prénom, Violaine, en… Violence. De ce délire que j’ai construit pour m’expliquer l’acte dont j’étais responsable, il m’est resté jusqu’à aujourd’hui une tendresse pour ces enfants qui, comme moi autrefois, sont parfois dépassés par une violence qu’ils ne maîtrisent pas, et à laquelle ils ne comprennent rien. Certes, leur âge diffère largement de celui que j’avais alors, mais si, avec Jacques Lacan, je sais que « le sujet n’a pas d’âge », c’est cet événement fondateur qui m’a permis de me mettre à côté de l’enfant dit violent, et offrir un peu d’espace pour que celui qui se trouve peut-être là où je sais avoir été, emportée par une force de vie semblable à. celle qui me faisait défendre autrefois ma petite personne en danger.
J’ai pu m’appuyer sur ce rire de mon père qui m’a fait don de sa Bejahung sans me condamner. Ce concept, Lacan l’a trouvé chez Freud. Il signifie : dire oui. En riant, mon père a dit oui (Ja, en allemand) à la rage que je ressentais. Il aurait pu me gifler à son tour, ou me crier dessus… Il aurait pu nier ce qui venait de se produire. En riant, il entérinait l’existence d’un parlêtre qui disait quelque chose par cet acte, un petit être parlant qui n’avait aucun autre moyen de se faire entendre. Certes, il ne m’a pas laissé faire, mais il a ri, et il ne l’a pas oubliée, cette scène, puisqu’il me l’a répétée à plusieurs reprises, chaque fois en riant. Est-ce à cet accueil que je dois de n’avoir pas eu besoin de reproduire cet acte pour les deux enfants qui naîtront ensuite ?
J’ai souvent rencontré des enfants qui avaient passé à l’acte, et chaque fois que j’ai pu, j’ai laissé un espace ouvert pour que quelque chose puisse se dire de ce qui s’était passé. C’est ce qui permit à ce garçon qui avait frappé son enseignant de m’expliquer avec justesse : « Je ne me souviens de rien, c’est ce qu’on m’a raconté après. Moi, j’ai un blanc. C’est comme s’il y avait un autre moi qui prend la place. » Il était très surpris d’être cru, et c’est ce qui lui a permis de me laisser prendre place à ses côtés pour faire barrière contre cette pulsion à laquelle il ne pouvait faire face tout seul.
Avec la langue grecque, j’ai appris que la violence et la vie sont de la même famille, et avec Freud, j’ai saisi que c’est bien moi qui ai choisi comment faire avec ma famille, avec les autres, mais surtout avec cette part de moi qui, plus forte que moi, me mène parfois par le bout du nez. Je suis responsable de ce que j’en fais, encore plus lorsque je ne veux rien en savoir.
Et je viens de me rappeler que ma mère s’était fait gifler à l’école par le maître, pour avoir, à la récréation, parlé patois. La langue de l’école, c’était le français, une langue qui n’était probablement pas la langue dans laquelle les enseignants eux-mêmes avaient parlé avec leurs parents. Quel enseignement ma mère en avait-elle tiré ? Je mettrais volontiers ça en relation avec ce qu’elle m’a avoué un jour : je l’entendais avec stupeur parler, dans la cuisine, avec ses amies… La liberté de leurs propos me surprit tellement, par le décalage avec ce qu’on nous enseignait au catéchisme, que je lui ai demandé, une fois les amies parties : Tu dis ça au curé quand tu vas te confesser ? La réponse fusa avec un grand rire : Ça va ? On ne dit pas tout !