Rois, les enfants?

Quand je découvre l’existence de Niki et Vlad, c’est tout d’abord une holophrase que mon petit-fils de trois ans me répète impérativement, au retour de chez sa nounou. Il répète inlassablement vladeniki, dont j’ignore le sens. Je le savais grand amateur de tracteurpelle, de clochebell (oui, il est bilingue…) alors je cherche en vain, et je ne découvrirai de quoi il parle que lorsque son père me l’expliquera, ajoutant que ces fameux enfants ont des millions de vues sur internet. J’apprends ainsi avec Wikipedia que Vlad et Niky gagnent désormais à l’année entre 2.3 et 37.3 millions de dollars, ce sont les youtubers qui gagnent le plus d’argent par vidéo. 

En lisant le dernier roman de Delphine de Vigan, Les enfants sont rois[1], je découvre que nombre de parents se servent ainsi de leurs enfants. Nous sommes en France, mais on y parle souvent l’anglais, et Vlad et Niky s’appellent Sam et Kim, ou encore Sammy et Kimmy. Leur maman répète comme un mantra : « Nous formons une famille très unie. Nos enfants sont très heureux, ils ont une maman qui s’occupe beaucoup d’eux, voilà sans doute ce qui provoque tant de jalousies… (…) Nous savons que vous êtes là et que vous nous aimez.[2]»

Cette déclaration publique : nous savons que vous êtes là et que vous nous aimez rappelle ce que disait Lacan lorsqu’il déclarait que le fondement de toute demande est l’amour. Et on voit bien que Mélanie, cette mère qui n’avait jamais eu le sentiment d’être aimée par sa propre mère, trouve enfin dans la multiplication des fans de ses vidéos l’assurance d’être aimée. Ce qu’elle n’a pas reçu de sa mère, elle l’obtient de tous ceux qui lui envoient des like, des messages d’amour, auxquels elle est addict. Elle aurait bien aimé trouver elle-même la gloire, elle avait même été sélectionnée pour la première saison de Rendez-vous dans le noir ![3], ce qui n’avait pas plu à sa mère… Mais elle n’avait été choisie par aucun candidat, et puis, l’émission avait fait chou blanc… Mais elle avait décidé qu’elle deviendrait un jour célèbre.

Dans le roman, Kimmy, 6 ans, la fille de Mélanie, vient de disparaître ; Clara, l’enquêtrice, un personnage complexe lui aussi, qui va être fascinée par le visionnement de toutes ces vidéos, et intriguée par la tristesse qu’elle lit dans le regard de Kimmy, interroge la mère :

« Question : Est-ce que Kimmy aime tourner ces vidéos ?

Réponse :  Oh oui, elle adore. Il arrive qu’elle rechigne un peu, quand elle est fatiguée, mais en réalité elle est très contente d’avoir autant de fans, vous imaginez, à son âge…[4] »

Si l’on compare Vlad et Niky à Megan et Harry, on peut se poser la question de la misère qu’il y a à être roi, reine, prince ou princesse. Cette tyrannie du bonheur obligatoire est mise à mal dans la série The  crown,  et la couronne de Niky peut être lourde à porter. Qu’est-ce qui plaît tellement à ce petit garçon quand il demande à regarder ces images ? Cela reste pour moi une énigme. De fait, s’il a vraiment le choix, il préfèrera jouer avec son frère ou sa sœur, voire avec ses parents, ou tout seul… mais parfois, la tentation est forte pour quiconque a la charge d’un enfant de le laisser regarder ce qu’il dit vouloir, comme nous le faisons nous aussi. Mais si nous savons que, derrière ces fabriques monstrueuses, il y a vraiment des êtres humains, qui font ce qu’on leur dit, nous ne pouvons ignorer que derrière la scène, ou plutôt, outre la scène, c’est une force plus grande encore qui nous tient, comme des pantins, au creux de sa main, la main du marché, obscène. 

Les enfants du XXIème siècle apprendront, comme leurs parents, à vivre avec ce rapport nouveau à l’image, on le devine. Je ne vais pas vous spoiler la fin de ce polar. Mais en lisant un autre roman récent, Florida, écrit par Olivier Bourdeaut[5], je constate que les enfants savent se venger de ce que leurs parents ont voulu pour eux. Mais ce sera l’objet d’une autre discussion. Juste un avant-goût incisif du 4ème de couverture : « Ma mère s’emmerdait, elle m’a transformée en poupée. Elle a joué avec sa poupée pendant quelques années et la poupée en a eu assez. Elle s’est vengée. »


[1] Delphine de Vigan, Les enfants sont rois, Gallimard, 2021

[2] Ibidem, p. 167

[3] Ibidem, p. 34

[4] Ibidem, p. 76

[5] Olivier Bourdeaut, Florida, éd. Finitude, 2021

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