illustration de Michel FR
Lors du premier confinement, j’ai trouvé que l’occasion était trop belle de m’occuper enfin de ce qui m’intéresse, et de rester chez moi, heimlich. Au même moment, j’ai été envahie de honte de me sentir si bien chez moi, telle la Castafiore devant son miroir. Qu’est-ce que c’est que ce sentiment bizarre qui m’en retranchait un peu du délicieux bonheur d’être arrêtée ? Pourquoi le plaisir était-il entaché de culpabilité ? Pourquoi me fallait-il être, encore une fois, cette exception heureuse dans le concert des lamentations ?
Il y avait quelque chose qui me rappelait le doux pincement au cœur lorsque je m’achetais quelque chose de trop cher, un très beau vêtement, surtout s’il était hors de prix. Et la phrase de ma mère qui rappelait qu’un moment de vergogne est vite passé.
Certes, je ne pouvais plus voir ceux que j’aime, ni les toucher, et en plus, je les savais au chaud eux aussi, ici ou ailleurs, et j’avais confiance. Confiance en quoi ? Je n’en savais rien de ce qui me rendait si confiante alors qu’on entendait tout le vacarme du monde tout autour.
Aujourd’hui, avec la deuxième vague, j’interroge à nouveau ce sentiment, qu’avec Jacques Lacan j’écris en deux mots : le senti-ment. Ma honte résonne avec le sanglot de l’homme blanc : oui, je suis au chaud, dans mon intimité, hors du monde, et sans payer ma dette d’être là, en corps, en vie. Lors du premier confinement, je pouvais me sentir honteuse gratuitement. Entre ce printemps et cet automne, entre le premier et le deuxième confinement, je suis devenue bénéficiaire d’une rente prévue par la loi AVS, pour les vieux et les survivants ; là encore, la honte de faire partie de ce groupe qui, de plus en plus, est considéré comme parasite. Je sens bien que je coûte cher à la société, et cela ajoute à ma honte. Faudrait-il que je supprime ce boulet que je représente pour certains, pour lesquels je ne suis plus rentable ? Parmi les discours qui fleurissent sur les réseaux, on entend parfois poindre ces idées qu’après tout…
Il y a des pays où l’on n’hésite pas à encourager les vieux à mettre fin à leurs jours. La coutume japonaise ubasuteillustrée dans le film japonais La bataille de Nayarama, de Shohei Imaruma, illustre bien cette résignation d’une femme japonaise qui, ayant atteint l’âge de 70 ans, prépare sa mort. C’est son fils qui va alors l’accompagner. Mon fils à moi, avec son humour décalé, m’a dit avoir trouvé pour moi un bel endroit en Roumanie, pas cher, pour que je puisse terminer ma vie. On appelle ça un home. Et home, c’est bien la traduction de heim, non ? Alors qu’on vient d’élire un président de 77 ans, je dois dire que je ressens un sentiment délicieux de jeunesse, car c’est un sentiment atemporel.
Alors qu’est-ce que cette honte d’être en vie aujourd’hui ? Il m’apparaît que c’est un sentiment très voisin de l’angoisse, et, au-delà, de la détresse, qui s’appelle aussi l’Hilflosigkeit, liée au fait d’avoir un corps qui fout le camp. Comme tout être vivant, je suis destinée à mourir, animée de la pulsion de mort. Et mon seul moyen de lutte contre cette maladie mortelle qu’est la vie est l’invention lacanienne, l’objet a. Comme nous l’apprend Juan-Pablo Lucchelli[1], cet objet est une fonction, qui pour Lacan se déduit de ce point d’achoppement dans l’image du corps propre, de son insuffisance organique. C’est ce qui me pousse à écrire, me tournant ainsi vers vous. Car vivre seul, n’entendre que sa propre voix, regarder son miroir, est-ce que c’est encore vivre ? On assiste aujourd’hui à des morts en home, pas forcément du Covid, mais de l’isolement, de l’impression d’être en trop, banni du monde des vivants. Des personnes âgées se laissent de plus en plus mourir en refusant de se nourrir… Ce qui faisait qu’ils avaient goût à la vie, cet objet a, dès lors qu’ils ne peuvent plus le partager, ils l’ont perdu, et avec lui le goût de vivre, le savoir-vivre. Perdre ce que Winnicott appelait pour les enfants l’objet transitionnel, le doudou, on sait la tragédie que ça peut être ; c’est donc mon doudou que je partage aujourd’hui avec vous en écrivant ce blog.
[1] Juan-Pablo Lucchelli, Introduction à l’objet a de Lacan, Éditions Michèle, 2020